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L’avenir du principe de précaution

Dans un rapport saisissant présenté au Parlement européen, l’Agence européenne de l’environnement propose une science plus participative et plus transparente, et un régime d’innovations réorienté vers les besoins des populations et des écosystèmes.

© le principe de précaution sert bien souvent à lancer des controverses et a pour vertu de stimuler l’implication de la société dans les choix technologiques

« Aujourd’hui, rien ne garantit que nous vivrons aussi longtemps que nos parents, qui ont grandi dans un environnement moins imprégné de produits chimiques que le nôtre ». C’est par ces propos inquiétants que la directrice de l’Agence européenne de l’environnement, Jacqueline Mac Glade, a ouvert la présentation du deuxième volume du rapport Signaux précoces, leçons tardives, au Parlement européen, le 23 janvier. Le premier tome, paru en 2001, détaillait l’histoire des innovations et des substances ayant par la suite été jugées dangereuses, comme le distilbène, l’amiante, le mercure, le tabac, le DDT, le plomb dans l’essence, les PCB… Plus de dix ans plus tard, cette nouvelle publication de quelque 700 pages met l’accent sur l’accélération de la diffusion des nouvelles technologies qui déferlent sur les sociétés, bien souvent sans qu’elles aient eu le temps de faire jouer le fameux principe de précaution.

 

Déferlement des techniques

Les téléphones mobiles sont un cas d’école, « typique de ces technologies qui galopent devant vous au moment où vous menez une recherche sur elles. L’industrie innove très vite », décrit Jacqueline Mac Glade. La députée européenne Corinne Lepage (Alliance des libéraux et démocrates), qui a présenté Signaux précoces, leçons tardives aux côtés de Mme Mac Glade, estime que « ce rapport montre l’organisation du déni. Nous sommes dans un système d’irresponsabilité organisée. » L’eurodéputée (Verts-Ale) Michèle Rivasi a corroboré ce point de vue en se disant « très déçue du fonctionnement de l’Europe. L’industrie met en place des molécules alors qu’il n’y a pas d’évaluation sanitaire. Si on estime que les agences font correctement leur travail, on ne devrait pas commercialiser ces produits. L’Europe, c’est tout le pouvoir à l’industrie ! ». Eric Poudelet, de la Direction générale Santé et protection des consommateurs, a nuancé : « Le problème, c’est que souvent la science n’est pas claire, souvent la science se contredit : le scientifique doute. Tout est dans l’action proportionnée. On ne peut pas tout interdire à chaque fois. »

 

Cet échange résume les tensions et les controverses qui se jouent autour de l’innovation scientifique. Certains chiffres sont parlants. « En matière de nanotechnologies, 99% des financements sont dédiés à leur fabrication et commercialisation, tandis que seulement 1% sert à examiner les risques », constate David Gee, qui a coordonné Signaux précoces, leçons tardives et signe le chapitre final de l’étude intitulé « Plus ou moins de précaution ? ». Au cours de la dernière décennie, le principe de précaution a connu une ascension météorique, au sens où il a reçu une attention croissante et a été inscrit dans nombre de législations et de conventions, y compris dans la Constitution française en 2005. Au cœur de débats publics tels que celui qu’a connu la France entre 1997 et 2005 sur les OGM, le principe de précaution sert bien souvent à lancer des controverses et a pour vertu de stimuler l’implication de la société dans les choix technologiques, sans pour autant trancher les dilemmes.

 

A travers cet état des lieux émergent trois principaux constats. Le premier soulève la question des modalités opposées de l’innovation : la science doit-elle venir d’ « en haut » ou impliquer la société ? A l’appui, l’exemple des OGM, technologie typiquement « top down », qui provient du monde industriel et porte une vision technicienne de l’agriculture, l’autre, l’agroforesterie, relève d’une vision « bottom up » de l’innovation en mobilisant des solutions locales, géographiquement diversifiées et participatives. Le second constat met en garde sur les coûts de l’inaction. Le recul historique permet aujourd’hui de chiffrer le coût économique de l’ignorance et de l’imprudence : la stabilisation de la couche d’ozone, par exemple, va permettre d’éviter quelque 47.000 cancers de la peau dans le nord-ouest de l’Europe d’ici à 2050. Il en résulte un troisième constat : loin d’empêcher le progrès technique, le principe de précaution stimule le débat sur les choix technologiques et sur la nature de l’innovation.

 

Stimuler l’innovation scientifique et sociale

Le rapport cite de nombreux exemples d’innovations suscitées par l’application du principe de précaution. Dès 1925, l’alcool aurait pu être utilisé à la place du plomb dans l’essence et aurait pu éviter des dizaines de morts par empoisonnement. De même pour le mercure au Japon. Entre les premières maladies neurologiques causées par cette substance dégagée par l’usine de Chisso à Minamata et l’adoption d’un cadre international bannissant son usage dans l’industrie, 50 ans se sont écoulés. Ce désastre sanitaire aurait pu être évité si les industries concernées avaient aidé les chercheurs à enquêter sur les effets du mercure, et si, globalement, une collaboration s’était engagée entre industriel, scientifiques et citoyens locaux. Celle-ci aurait abouti à des mesures rapides pour utiliser un produit alternatif, dont l’usage s’est, par la suite, révélé tout aussi efficace.

 

Il en va de même pour la mortalité des abeilles consécutive à l’utilisation du Gaucho de la firme Bayer : celle-ci ouvre un champ de recherches alternatives, telles que celles qui sont menées au sein du programme de recherche italien APENET sur les causes de mortalité des abeilles. Le principe de précaution n’est pas là pour énoncer une vérité statique, tant les crises sanitaires et environnementales apparaissent complexes, multifactorielles et systémiques. Il propose plutôt une méthode plus collaborative, décloisonnant les savoirs.

 

L’étude de l’AEE dénombre une série de barrières à l’application du principe de précaution : l’opposition de la part de puissantes entreprises, soutenues par des politiques et des scientifiques, qui craignent le manque à gagner que pourrait induire la prise en compte des risques ; des malentendus cruciaux sur la définition du principe de précaution ; la difficulté d’appréhender des systèmes écologiques et biologiques complexes caractérisés par la multi-causalité, l’incertitude et les « surprises » ; les tensions entre le haut degré de certitudes exigées par la science et le moindre degré d’évidence requis par la décision politique ; l’inadéquate analyse des coûts et des bénéfices de l’action et de l’inaction ; le court-termisme politique et financier ; l’échec, dans la plupart des cas, à s’appuyer sur la société civile pour contrebalancer le pouvoir de l’industrie.

Agnès Sinaï ©

Gestion des risques | 29 janvier 2013 | Actu-Environnement.com

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