C’est une zone grise, aussi polémique que méconnue. Mais, si elle reste discrète, la question de l’hypersensibilité aux ondes électromagnétiques pousse désormais la porte des entreprises. Et celle des tribunaux. Pour la première fois en France, une femme, qui expliquait être réduite à l’inactivité par ce syndrome, va bénéficier d’une allocation adulte handicapé, après avoir saisi la justice. Cette aide lui avait été refusée par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) de l’Ariège, mais les juges du contentieux de l’incapacité de Toulouse ont donné raison à la requérante en août, en évoquant une «restriction substantielle et durable pour l’accès à l’emploi». Une décision validée en appel cet automne et qui pourrait ouvrir la voie à d’autres requêtes. Une affaire similaire est d’ailleurs en cours d’instruction. En 2014, un homme s’était aussi vu accorder une aide par la MDPH de l’Essonne pour ces mêmes maux, mais à l’amiable.

Premiers à s’être penchés sur le sujet, les syndicats ont tiré la sonnette d’alarme il y a quelques années, dans les bibliothèques publiques, à la RATP ou encore à la Banque de France. Autant de lieux de travail, où des «salariés en souffrance ne peuvent plus venir au travail», explique Eric Beynel, de Solidaires. Leurs symptômes : maux de tête, troubles du sommeil, irritabilité, pertes de mémoire ou sensations de brûlure. Mais, sans surprise, «ces situations restent difficiles à faire reconnaître», poursuit le syndicaliste. Et pour cause : «Selon les employeurs et le corps médical, ces salariés passent au mieux pour des farfelus, au pire pour des tire-au-flanc.»

Dans le flou. Un scepticisme renforcé par la position de l’Agence nationale française de sécurité sanitaire qui a conclu à l’absence «d’effet avéré sur la santé», en 2013. Et ce alors que l’Organisation mondiale de la santé a reconnu, en 2005, l’existence de «divers symptômes» liés à l’électrosensibilité. De quoi laisser les entreprises dans le flou. «Les sociétés qui ont des salariés évoquant de tels symptômes ne sont pas prêtes à baisser l’exposition ou à faire des aménagements, tant que le risque n’est pas avéré et qu’il n’y a pas de réglementation», note Georges Granpierre, du bureau d’études Mantenna, spécialisé dans la mesure des rayonnements électromagnétiques. Pour l’heure, la demande des entreprises est donc cosmétique. «Mais elle pourrait augmenter, si les analyses deviennent obligatoires, poussées par le droit européen», anticipe l’expert.

Solutions. «Globalement, mis à part certaines boîtes à l’écoute, cela reste un tabou», note de son côté Manuel Hervouet, du collectif des électrosensibles, regrettant que prévention et dialogue soient au point mort en France. Restent quelques initiatives. «Des solutions existent, jure Catherine Gouhier du Centre de recherche et d’information indépendantes sur les rayonnements électromagnétiques. On peut couper le wi-fi, déplacer une borne, un téléphone filaire : autant de petites choses qui peuvent permettre à un salarié de poursuivre son travail.» Sans que cela suffise toujours : «Pour certains, la seule manière de s’en sortir, c’est l’abandon de poste.» Une voie extrême qu’ont dû envisager trois électrosensibles, qui nous ont décrit leur souffrance au travail.

«Les spécialistes ont commencé à me dire que c’était dans ma tête»

Pauline (*), trentenaire, chef de projet dans une entreprise de signalétique, a pu obtenir une adaptation de son poste, du fait de son électrosensibilité. «Mais cela n’a pas suffi», raconte cette Francilienne qui a choisi de quitter son entreprise par le biais d’une rupture conventionnelle de contrat. Pour elle, tout a commencé par des épisodes de forte fatigue, mêlés à de l’agressivité au boulot et des maux de tête, avec parfois perte de concentration et vertige. «Intellectuellement, j’avais du mal à rester en face de mon ordinateur. Parfois je ne me souvenais plus pourquoi j’avais ouvert un fichier», raconte-t-elle. Elle ne pense pas, alors, aux ondes. «C’est ma généraliste qui m’a expliqué que mes soucis pouvaient venir de là.»

Suite à un «pic», elle est arrêtée quatre mois par sa médecin. C’était il y a cinq ans. «A l’époque, je réagissais au quart de tour au wi-fi installé dans le bureau. J’ai multiplié les examens. Mais les spécialistes ont commencé à me dire que c’était dans ma tête.» En se mettant au vert, elle réussit pourtant à «améliorer son seuil de tolérance.» Elle revient à son poste et obtient un mi-temps thérapeutique. Avant de replonger. «Je ne comprenais pas, j’étais naze tout le temps. Mon employeur avait demandé à mes collègues de couper le wi-fi dans le bureau, mais certains ne voulaient pas et le rallumaient dans mon dos.» D’abord bienveillant, son patron, «un grand consommateur de produits high-tech», change de ton. «Il râlait tout le temps. J’ai fini par avoir l’impression qu’il voulait me faire craquer. J’ai tenu bon pendant trois ans, avant de lâcher.» Aujourd’hui, elle parle un peu plus librement de son mal, «même si c’est un sujet pénible au travail, dont on a un peu honte». Et envisage de créer sa start-up, dans des conditions adaptées, pour «ne pas être contrainte d’aller se réfugier au fin fond de la Lozère pour fabriquer du fromage».

«J’avais l’impression que les RH ne me prenaient pas trop au sérieux»

Sylvie (*), 45 ans, est fonctionnaire dans le secteur de l’environnement. Après quatre ans d’arrêt de travail, elle est sur le point de reprendre son activité dans le même service. «Ma carrière, complètement bloquée par l’électrosensibilité, va pouvoir reprendre», se réjouit-elle. Avant de revenir sur son combat, débuté en 2010 : «Mon bureau était très exposé, puisqu’il était situé à proximité de plusieurs émetteurs et antennes, notamment celles de la tour Eiffel et d’une gare.» A l’époque, elle a des problèmes de sommeil, a «besoin de lire six fois une phrase pour la comprendre», et, surtout, «l’impression de griller de l’intérieur». Elle enchaîne plusieurs arrêts maladie de courte durée. Puis, un jour, alors qu’elle tient «à peine debout», alerte sa hiérarchie. S’ensuit la venue d’experts, qui mesurent un niveau d’exposition aux ondes en dessous des normes maximales. «Sauf que c’est la dose totale à long terme qui pose problème», s’agace-t-elle. Son employeur refuse alors de la laisser continuer en télétravail, avant de demander sa mise à disposition d’office pour raison médicale. «J’ai eu le sentiment d’être mise au rebut», se souvient-elle. Elle dépose alors un recours devant le comité médical supérieur. Elle passe devant un neurologue, puis un psychiatre. L’expertise médicale conclut à son aptitude à travailler à temps partiel thérapeutique. «Cela a légitimé mon propos vis-à-vis de mon employeur, car jusque-là, j’avais l’impression que les ressources humaines ne me prenaient pas trop au sérieux. Pour eux c’est difficile, car cela ne rentre pas dans les cases, analyse-t-elle. Mais la question de l’aménagement de poste reste entière.» Point positif, entre-temps, son service a quitté le quartier de la tour Eiffel. Quant à ses collègues, ils la soutiennent : «Dans une administration qui s’occupe d’environnement, les gens sont plutôt ouverts à ce genre de problématiques.»

«Cela voudrait dire me faire une cage de Faraday…»

Marie-Pierre (*), jeune quinqua, spécialiste marketing en Ile-de-France, est en arrêt maladie depuis début 2015. Auparavant, elle travaillait «du matin au soir, sur un plateau de travail très exposé en ondes, à cause du wi-fi, des bornes de téléphone sans fil, des portables». Dans cet open space, elle explique que son électrosensibilité s’est développée par «accumulation» à partir de 2008, avant de s’aggraver fin 2014. Acouphènes, pertes de mémoire, grosses fatigues, pression crânienne, sensations de brûlure au visage et à la bouche : les symptômes qu’elle décrit l’empêchent de travailler. «A la fin, c’était en permanence. Même les trajets en voiture devenaient très gênants», ajoute-t-elle. Elle finit par en parler à son employeur : «Au début, il s’est montré plutôt réceptif à mes problèmes. Il a vraiment cherché une solution, mais il a vite trouvé que j’étais un dossier un peu trop compliqué. Et puis, que faire ? Adapter mon poste ? Cela voudrait dire m’isoler des autres salariés, me faire une cage de Faraday [un espace d’isolation électrique, ndlr] seule dans mon coin, et sans garantie de succès. J’ai fini par ne plus y croire.»

Petit à petit, elle se résigne. D’autant que les relations avec ses collègues de travail souffrent de cette situation. «Certains ont été réceptifs, mais d’autres m’ont prise pour une extraterrestre. Ils ont mal pris quand la direction a imposé à tout le monde de mettre les portables en mode avion pendant les heures de boulot.» Pendant une courte période, son employeur finit par l’isoler dans une salle de réunion. «J’ai eu droit à des remarques, des sous-entendus désagréables», se souvient-elle. Pour l’heure, elle ne peut imaginer retourner à son poste et espère une reconnaissance de son handicap.

(*) Les prénoms ont été changés.

Amandine Cailhol

http://www.liberation.fr/france/2015/12/21/ondes-de-chocs_1422248